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20 août 2010 5 20 /08 /août /2010 01:27

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Autrefois, la misère pesait sur les gens de la montagne. Les saisons y étaient âpres, brûlantes en été, glaciales en hiver. Et il semblait que la terre soit de roc où se brisait le soc de la charrue. Il fallait, pour bêcher son jardin, la pioche plutôt que la pelle tant il y avait de pierres dures sous une herbe tenace qui dévorait l'engrais. Et, avec la pauvreté du sol, vient la misère.

Et les saisons chaudes ou froides sont cruelles aux pauvres.

Aussi, les gens quittaient-ils la montagne les uns après les autres pour s'en aller habiter la vallée ou plus loin encore. On voyait, d'un jour sur l'autre, des familles entières saluer gravement leurs voisins et puis descendre. Certains ne remontaient jamais.

Et c'est un temps oublié des hommes mais ils ont peut-être grand tort car le temps a la mémoire longue, surtout le temps de la misère.

C'est en ce temps qu'eurent lieu les épousailles de Julien et Margot.

On se passa du curé qui était trop loin et demandait trop d'argent et aussi du maire qui ne demandait pas d'argent mais vivait dans une ville trop éloignée pour qui n'a qu'une seule paire de souliers et va sur ses pieds.

Tout de même, il y eut de belles noces. Et certains qui étaient descendus dans la vallée remontèrent pour l'occasion avec des paniers pesants de victuailles. De cadeaux qui ne se mangent pas, il n'y en eut pas. Quand on a peu, presque tout ce qui ne fait pas ventre est du superflu.

Julien et Margot étaient tous deux orphelins. Aucun père n'offrit un couteau neuf à Julien. Aucune mère ne prépara une robe neuve pour Margot.

Mais on dansa toute la nuit et Julien et Margot s'aimèrent juste avant l'aube. Ils écoutèrent ensemble les oiseaux chanter le retour de la lumière. Et puis Julien descendit avec les autres.

Il avait trouvé du travail au loin. Peut-être comme ramoneur, peut-être comme soldat de fortune, il ne le dit pas précisément. C'était un garçon de la montagne, un peu secret même dans le rire ou le plaisir.

Margot demeura.

Le premier mois, le facteur monta tout exprès pour lui porter un mandat. C'était une grosse somme, plus d'argent que Margot n'en avait vu dans toute sa vie. Elle en cacha la plus grande part en prévision du retour de Julien.

Le second mois, il y eut plus d'argent encore et elle le mit en entier dans la cache du mur de la chambre avec le tissu, les aiguilles, les bonbons ou le chocolat que lui amenaient ceux qui montaient de temps à autre rendre visite à leurs familles.

Elle avait peu de besoins. Elle ne quittait pas la montagne et guère la maison où était la chambre. Et puis il n'y eut plus de familles dans le voisinage. Tout le monde était parti, sauf elle.

Le troisième mois et le quatrième et le cinquième et le sixième, le facteur apporta l'argent, en quantité chaque fois croissante. Il raconta à Margot qu'on disait d'elle en bas, dans la vallée, qu'elle était riche, que Julien était devenu millionnaire quelque part, loin à l'étranger. Le curé parlait de plus en plus de mariage devant Dieu et non plus devant les étoiles, comme si c'était une chose d'importance.

Le facteur montra à Margot sur une carte qu'il avait où pouvait se trouver Julien. Il désignait un lieu en dehors de la carte en expliquant que Julien envoyait ses mandats d'au-delà des mers. Margot regardait avec avidité le vide sous l'index. Elle ne savait pas lire et essayait d'imaginer la mer en lui donnant les cheveux blonds et le front têtu de son amour.

Le septième mois, il y eut un mandat si considérable que le facteur dit que, selon la loi et les règlements, il n'aurait pas dû transporter l'argent avec lui. Il était venu avec un homme armé qui regardait Margot avec un appétit qui la faisait se crisper de dégoût mais elle souriait bravement, en vraie fille de la montagne.

Cet homme dit à Margot que ce n'était pas prudent de garder tant d'argent chez elle dans une si jolie maison aussi isolée. Margot lui répondit qu'elle mettait le bien de son Julien sous la protection des terribles génies de la montagne et il rit. Le facteur ne rit pas, lui, car il vivait depuis longtemps dans ce pays et savait que les génies de la montagne sont vraiment terribles pour ce qui est de garder l'argent qu'on leur confie.

Pourtant, Margot acheta son fusil à l'homme qui la regardait comme une chose qu'on mange. Avec du bel argent, elle lui acheta le fusil ainsi que toutes les cartouches qu’il avait sur lui. Il lui montra comment s'en servir. Elle tira sur une pierre, la manqua, et l'homme dit qu'un voleur serait plus difficile à toucher. Margot dit qu'elle atteindrait un voleur sans peine car il lui coûterait moins de regrets qu'une pierre dans son jardin. Le facteur ajouta que le Julien de Margot avait la réputation d'un homme peu commode et prompt à défendre son honneur comme tous ces montagnards.

Margot sourit en attendant appeler son Julien un homme.

Le huitième mois, il n'y eut rien, pas de mandat, mais le facteur monta tout de même pour dire à Margot qu'elle devrait descendre dans la vallée, au chaud, que sa famille et lui seraient heureux de l'accueillir, surtout dans son état.

Margot refusa en riant car elle pensait que pas de mandat signifiait le retour proche de Julien.

« Et nous sommes riches, mon petit homme », songeait-elle toute heureuse, « j'ai bien gardé ton bien ».

À la fin du huitième mois, ce fut l'homme au fusil qui monta voir Margot pour lui annoncer que la mairie avait reçu un avis de décès.

Margot lui demanda ce que c'était que cela. Elle tenait son fusil chargé sur ses bras depuis qu'elle avait vu venir cet homme qui lui expliquait avec un air de fausseté que Julien était mort en terre étrangère. Il ajoutait que ne l'ayant pas épousé devant le maire ni même à l'église, ce qui vaut aussi pour les lois des gens civilisés, elle n'était pas sa veuve.

Margot gardait les yeux secs et pas un frémissement de son visage ne prouvait qu'elle avait compris les paroles de l'homme. Il dit qu'il ne venait la prévenir que par pure bonté et parce qu'il lui portait de l'intérêt malgré son état.

Il demanda à boire et entra dans la maison. Il la complimenta sur la propreté de la cuisine mais plus encore sur sa beauté et sa jeunesse. Il raconta qu'il était garde champêtre, un personnage officiel avec une assez bonne paie et aussi croque-mort, ce qui amenait d'assez bons revenus, et encore tailleur de pierre et qu'il était l'auteur de deux des saints de l'église, ce qui lui avait valu un assez joli magot.

Margot lui dit « Viens voir avec moi ! » et elle ouvrit la porte de la chambre. Il avança d'un air content.

Sur le lit était couchée une grosse souche de taille humaine et grossièrement sculptée à la ressemblance d'un homme.

 

- Je veux une vraie statue, dit Margot. Je te dirai comment, ce sera facile avec ma mémoire et tes mains. Je te paierai, je suis riche. Mais tu dois faire prévenir ta famille car tu ne repartiras pas avant d'avoir fini.

- C’est là chose impossible, dit l'homme, j'ai trop d'ouvrage en bas mais je pourrai sculpter pour toi dans mon atelier si nous sommes d'accord sur la somme.

 

Mais Margot ne parut point l’écouter vraiment.

 

- La somme sera celle que tu voudras, dit-elle, mais il faut que cela soit fait ici car il y a cette grande pierre levée qui sert de borne au bout du jardin. À deux, nous pourrons l'amener dans la chambre mais guère mieux. Il te faut tes outils et de bonnes provisions car tu dois manger beaucoup et gras. Va chercher tout cela et reviens. Je te donnerai beaucoup d'argent pour ton travail, plus que tu ne pourrais gagner dans une année de tout ton labeur.

- Je crois que tu devrais voir le docteur ou le curé, ma pauvre fille, dit l'homme qui lorgnait tour à tour la statue maladroitement ébauchée sur le lit et le fusil.

- Si tu fais ce que je veux, tu seras riche et je serai ta femme quand le désir te prendra tant que tu ne te lasseras pas de moi, dit encore Margot.

 

L'homme revint avec une grande quantité de provisions et de vin et tous ses outils sur un âne. Aussitôt, Margot lui fit amener la pierre levée dans la chambre. Il fallut ouvrir le mur pour y arriver puis Margot exigea que le mur soit refermé en disant qu'une chambre nuptiale ne devait pas être ouverte à tous les vents.

Fatigué, le torse luisant de sueur, l'homme lui expliqua qu'il s'était arrangé pour être tranquille une grosse quinzaine. Il disait cela d'un air content, comme s'il avait fait une bonne farce à on ne savait qui.

Il but de grandes rasades de vin en tournant autour de la pierre levée dans la chambre.

 

- Il faut qu'il soit couché, l'air de me regarder en souriant, dit Margot.

- Je dois d'abord la sculpter debout, dit l'homme en tâtant la pierre de ses doigts. Si tu veux de la belle ouvrage, tu dois me faire confiance et me payer.

 

Margot tira de la cache dans le mur une jarre de terre bien fermée par un chiffon huilé.

 

- L'argent est là, dit-elle, Tu pourras y puiser ta journée à ta convenance chaque soir, selon ce que tu estimeras ton travail.

 

L'homme hocha la tête.

 

- Tu es bien honnête, dit-il, mais ce n'est qu'une part du marché, je te trouve bien belle et tu as promis.

- Oui, j'ai promis, dit Margot en lui tendant un gobelet de terre empli d’un vin chaud fumant qui sentait les bonnes herbes revigorantes de la montagne.

 

Dès qu'il eut fini de boire, l'homme s'écroula lourdement sur le sol. Lorsqu'il s'éveilla, il était enchaîné par les deux chevilles à la maçonnerie neuve du mur de la chambre.

 

- J'ai promis et je ne tiendrai pas cette part du marché, dit Margot depuis le seuil, son fusil sur les bras, Les chaînes sont longues, il faut que tu prennes tes aises pour travailler. Je leur ai fait traverser le mur. Même avec tes outils, il te faudrait longtemps pour les briser et je ne serai jamais loin avec le fusil. Je te libèrerai quand ce sera fini. Essaie de travailler vite et bien.

 

Jour et nuit, l'homme taillait la pierre et Margot le nourrissait en abondance et lui donnait du vin chaud qui semblait décupler son énergie et éloigner le besoin de sommeil. Elle ne le quittait guère, guidant le ciseau de la voix et du geste mais se tenant toujours à distance des mains de l'homme.

Parfois, elle allait caresser la statue naissante après avoir raccourci les chaînes du sculpteur en tirant dessus depuis l'extérieur de la maison. L'homme la traitait de sorcière et maudite mais elle ne l'entendait pas, se contentant de louer ou de critiquer son travail et lui indiquant les corrections à apporter.

Le facteur vint et repartit avec la nouvelle que Margot avait trouvé un nouvel amour tant elle semblait radieuse et chantait les louanges de son tailleur de pierre. Le facteur ne vit pas le sculpteur mais demeura sans inquiétude car Margot affirmait que l’homme était, pour l’heure, parti couper du bois.

 

- Ma femme montera t’aider pour l’enfantement, dit le facteur en observant le ventre de Margot.

- Mon homme te fera savoir l’instant, dit Margot en riant.

 

Et ses dents blanches brillaient si bellement que le facteur regretta un instant d’avoir déjà pris femme car celle-ci était forte de toute la force nécessaire dans ces temps de dureté ; et riche, de surcroît. Et, durant un moment, il envia le tailleur de pierre qui avait su conquérir un tel trésor de vie.

 

Un jour, Margot dit que la statue toujours debout était à la parfaite ressemblance de son Julien. Il fallut coucher la pierre sur le lit qui craqua mais tint bon, étant de bois épais taillé à la hache et solidement chevillé pour économiser les clous.

Margot tira sur les chaînes et les raccourcit comme jamais elle ne l'avait fait, obligeant l'homme à s'asseoir sur le sol pour ne pas tomber.

Puis elle lui donna du vin à boire qui l'endormit très vite.

Puis elle se coucha avec le fusil tout contre la statue et l'enlaça et la bécota et lui murmura longtemps des niaiseries d'enfants qui s'aiment.

Puis vint l'homme noir, une ombre dans l'ombre épaisse de la chambre sans lumière.

 

- Tu sais mon désir et ma promesse, dit Margot sans un frémissement dans sa voix jeune.

- Je les connais, dit l'ombre, et tu sais que tu ne pourras pas me tromper comme ton sculpteur.

- Je le sais, dit Margot.

 

L'ombre la couvrit et elle gémit.

Puis l'ombre se tint debout dans la chambre et dit :

 

- Tes trois heures t'appartiennent.

- C'est le marché, lui répondit Margot avec assez d’indifférence. Trois heures, cela est vrai. Va, maintenant, laisse-nous seuls !

 

Il lui parut que l'ombre souriait avec ironie à cet ordre d'enfant mais elle s'en moquait bien.

L’ombre désigna le sculpteur endormi contre le mur.

 

- Celui-ci ne verra ni ne saura rien de ce qui va se passer entre toi et ton homme. Et nul ne pourra se souvenir de lui, pas même toi, durant tout le temps de notre marché.

 

Le sculpteur endormi fut tout soudain comme enveloppé de noirceur et d’oubli. Margot n’accorda pas un regard à cette absence.

L'ombre ne s'était pas encore retirée qu'elle se précipitait dans la cuisine, laissant la chambre dans son obscurité. Elle lança un grand feu de fagots crépitants et couvrit la table de friandises, bonbons, chocolats, macarons et d'autres merveilles encore qu’elle avait achetées et conservées au long des mois.

 

Quand Julien apparut sur le seuil de la chambre, bâillant et s'étirant, il dit :

 

- C'est la fête, ma Margot ?

 

Il réalisa sa nudité et se couvrit des deux mains car il était montagnard et pudique, mais Margot rit et lui dit en le cajolant qu'il faisait chaud, qu'ils étaient seuls, qu'il était beau et qu'elle-même, d'ailleurs, n'avait pas le moindre vêtement. Il lui dit qu'elle était belle et aussi... enfin, ces sortes de fadaises qu'on dit quand on s'aime très fort.

Il lui raconta son rêve d'un grand voyage dans des pays étrangers. Elle l'écouta. Elle lui raconta les nouvelles de la montagne et de ceux de la vallée. Il l'écouta et posa des questions. Il lui raconta... et ceci sans arrêt, s'interrompant l'un l'autre, s'arrêtant parfois de parler pour s'embrasser ou s'aimer un peu plus.

Il se montrait très doux, très prévenant. Il la traitait comme une fleur fragile. Il posait sa tête sur le ventre arrondi et écoutait et croyait entendre mais elle riait et se moquait des garçons qui ne comprennent rien aux filles.

Ils n'avaient de montre ni l'un ni l'autre et pas d'horloge, bien sûr. Julien voulut sortir regarder les étoiles dans la nuit froide. Elle l'accompagna, collée à lui.

 

- J'ai trop mangé, ma Margot, je me sens lourd.

 

Et Julien frissonnait et titubait un peu, aussi.

Margot ne dit rien. Elle regardait son beau profil, son front têtu. Elle touchait ses cheveux blonds et drus sur la nuque. Elle l'aida à s'asseoir sur une pierre bien plate.

Elle caressa ses épaules jusqu'à ce que la pierre soit redevenue tout à fait dure et froide, sans vie. Et puis elle sentit s'agiter quelqu’un dans son ventre et dit « C'est vrai, tu es là, toi » en souriant pour elle-même.

 

Elle ne sentait ni le froid ni la blessure des cailloux en marchant nue dans la nuit et se jeta dans le vide sans un cri ni un regret.

 

Sur la montagne, dans la petite chambre de la petite maison de Margot et Julien, on trouva un homme enchaîné qui pleurait, qui pleurait sans cesse et qui murmurait « L'homme noir, prenez garde à l'homme noir ! » comme un secret qui l'aurait terrifié.

On trouva aussi beaucoup d'argent dans une jarre de terre cuite.

Comme ils étaient de la montagne, âpres au gain mais honnêtes autant qu’on ne peut l’éviter ; comme chacun savait l’histoire de Margot et Julien, le maire et le curé décidèrent de consacrer tout cet argent à l'éducation de l'orphelin tiré du ventre de Margot qui était tombée de la falaise près de sa maison. L’enfançon était né un peu avant le terme. « C'est un miracle de la maternité », dit le docteur en expliquant que la mère avait survécu à ses blessures juste assez de temps pour que l'on trouve son petit.

On se tut sur tout le reste et sur la nudité de la mère aussi, comme on fait sur la montagne, même quand la misère vous a contraint à descendre dans la vallée.

 

Il y a à présent, quand vous arrivez de la plaine en vue de la montagne, un grand château blanc qui semble accroché au flanc de la pierre. C'est le château du fils de Margot et Julien, pensent les gens. Et ils pensent que l'orphelin a bien su mener sa vie en acquérant richesse et pouvoir, qui sont les seules choses qui vaillent quand le temps des vanités de la jeunesse a disparu. Ils en sont plutôt fiers mais personne ne va le visiter. Il semble toujours un peu trop grand à ceux qui le rencontrent ; il leur paraît un peu trop sombre.

Et on dit que son ombre est plus noire que l'ombre.

On dit aussi que dans le parc du château il y a une statue de pierre qui représente un jeune homme nu assis et qu'elle verse des larmes qui sont le secret de l'éternelle jeunesse du maître des lieux.

Parce qu'il les boit chaque jour.

Mais ce sont des contes.

 

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15 août 2010 7 15 /08 /août /2010 01:36

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Chevalier-noir.jpg

 

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Le cavalier descendait lentement vers la vallée. Sous le ciel gris, la sente rocailleuse serpentait le long des flancs fleuris de la colline de Thiellon. Le voyageur venait de dépasser les ruines de la place forte qui en avait autrefois garni le sommet. Les blocs couverts de mousse rappelaient le caractère éphémère de ces constructions humaines soi-disant inébranlables.

 

Une véritable leçon pour nous tous, pensa ironiquement Markus Blackthorne en éperonnant son cheval.

 

Devant lui s’étendaient les terres de sa famille. Il distinguait, au bord du fleuve Ysalis qui courait au fond de la vallée, la silhouette du manoir Blackthorne entouré de sa muraille de granit. Il y serait avant la nuit. Il attendait ce moment depuis plus de deux ans.

Troisième fils du comte Élenthor, il avait quitté la Malakie pour parcourir le monde et acquérir l’expérience que ses précepteurs ne pouvaient lui apporter. Il n’était appelé à nul haut destin, ses frères y pourvoiraient avant lui. Aussi avait-il été avide de prouver sa valeur d’une autre façon. Car en Malakie, nul ne gagnait le respect de ses pairs s’il ne faisait montre d’une égale habileté dans les arts de la Lame et de la Sorcellerie. Le pays des chevaliers-mages était une terre belle, sûre, mais dont la jouissance se méritait, et ce depuis la fin de l’Âge Sombre qui avait lui-même suivi la chute de l’Empire. Le jeune noble portait dans son sang l’obligation de se montrer digne de son rang, aussi insignifiant soit-il sur le plan politique. Il pouvait paraître regrettable que cette valeur soit basée sur des critères martiaux et non humains. Mais avant toute autre chose, les frontières de la contrée devaient être défendues. Les ombres du chaos de l’Âge Sombre planaient encore dans tout l’Ancien Empire.

 

Il traversa bientôt un village. Dans sa tenue de voyage, rien ne laissait transparaître ses origines. Mais quelqu’un remarqua le blason des Blackthorne qui ornait le harnachement de son étalon noir. Ou peut-être était-ce le pommeau de l’épée familiale qui dépassait de ses hanches. Quoi qu’il en fût, avant qu’il n’ait atteint la sortie du village, une longue file d’hommes et de femmes s’était rassemblée en silence, et ployait le genou à son passage.

Il se redressa sur sa selle et rabattit la capuche de sa pèlerine, révélant ses cheveux bruns courts sur la nuque, mais dont les mèches encadraient le visage, et ses traits réguliers. Il jeta quelques pièces dans la boue et, sans un mot, laissa la bourgade derrière lui. Rien que pour ça, il appréciait de fouler à nouveau le sol de sa patrie…

Percebranche, son faucon familier vint se poser sur le pommeau de la selle et chanta.

 

- Oui, mon ami. Nous sommes de retour…

 

À la tombée du jour, le ciel se dégagea enfin, et une chaude lumière filtra depuis l’horizon. Lorsqu’il se présenta au pied de la muraille, son visage rayonnait. Devant lui se dressait une lourde et haute porte de chêne, bardée d’acier, et en son centre, comme il s’y attendait, un visage d’écorce et de nœuds se dessina.

 

- Portail, salua-t-il, je ne pensais pas dire ça un jour ; mais je suis content de te voir.

 

Le visage sylvestre fronça les sourcils et soupira, comme s’il peinait à reconnaître l’individu qui se tenait là, et que cela représentait pour lui un effort épuisant.

 

- Maître Markus, croassa-t-il finalement. J’aimerais pouvoir en dire autant. Mais je suis une porte, être content ne fait pas partie de mes attributions. Vous arrivez à point nommé, presque toute la famille s’est rassemblée. J’annonce votre arrivée.

 

Le jeune homme remercia le portail magique d’un signe de tête et attendit que celui-ci s’ouvre, soufflant et ahanant comme un serf ployant sous le fardeau. L’étalon clopina sur les pavés irréguliers de la cour.

 

L’agitation des grands jours y régnait effectivement. Les serviteurs allaient et venaient pour s’occuper des montures et attelages de tous les invités déjà arrivés, les intendants criaient leurs ordres pour nourrir, loger et distraire toute cette population supplémentaire, le temps que dureraient les festivités. Tous les cinq ans, la famille Blackthorne au complet se rassemblait pour l’anniversaire de leur ancêtre. La dernière fois, Markus avait vingt ans. Il s’arrêta, descendit de cheval, et attendit à nouveau. Un serviteur s’approcha enfin. Il lui jeta sa pèlerine. Dessous, il portait une cape fruste qu’il ôta également, révélant la robe de sorcier renforcée, rouge sombre et noire, ornée de runes, retenue à la taille par une large ceinture où était passée, dans son dos, l’épée dont il ne se séparait jamais. L’anneau des Blackthorne brillait à l’index de sa main gantée de noir. Dans sa main gauche, il prit le bâton orné d’une pierre azur qui était attaché à sa selle. Les serviteurs s’évaporèrent en s’inclinant, emportant avec eux monture, bagages, et vêtements marqués par la route.

 

Au centre de la cour se dressait une fontaine surplombée par une statue équestre. Quand Markus avait quitté le manoir, elle était en triste état. Mais visiblement quelqu’un s’en était occupé récemment. Cette tradition quinquennale avait au moins pour avantage de conduire à un entretien régulier de l’ensemble des bâtiments.

 

Derrière la fontaine, s’élançait vers le ciel la principale tour du manoir, qui comptait trois parties. Les logis réservés aux domestiques, dédiés aux écuries, aux ateliers et aux gardes étaient eux répartis autour de la vaste cour ainsi que dans les murailles elles-mêmes.

Il dépassa le cheval cabré et son jet d’eau, pour distinguer une silhouette connue…

 

- Aldonius ! appela-t-il.

 

L’homme en robe bleue et col de fourrure se retourna, surpris.

 

- Markus ?

- Lass’ Ardrann !

 

Avec un geste complexe de la main droite, Markus envoya sur son frère trois projectiles incandescents. Celui-ci leva d’un simple mouvement du bras un bouclier de force sur lequel ils s’écrasèrent. Tendant les mains en éventail devant lui, il incanta à son tour. L’air miroita un bref instant puis des flammes rugissantes bondirent vers Markus. Celui-ci frappa le sol de son bâton et pointa la pierre vers les flammes. D’impressionnants pieux de glace jaillirent du sol sur une ligne, à la rencontre du feu. Les sortilèges se neutralisèrent l’un l’autre dans un grand nuage de vapeur sifflante.

Les deux hommes se toisèrent. Un sourire narquois apparut sur les lèvres du plus âgé.

 

- Que de progrès, mon frère.

- Et encore, tu serais surpris. Les voyages forment la jeunesse, dit-on.

- Ou la raccourcissent de manière drastique, dans les terres d’Elgenval.

 

Le pays voisin avait la réputation d’être une contrée infestée de monstres dangereux et vicieux. Markus avait pu mesurer à quel point la légende n’était pas exagérée.

 

- Néanmoins me voici, ainsi qu’il l'avait été promis.

- Et j’en suis heureux, répondit Aldonius en s’avançant pour serrer l’avant-bras tendu de son frère. Père sera ravi de te revoir.

 

Ils devisèrent gaiement alors que son aîné conduisait Markus à travers le manoir familial jusqu’à l’étude de leur père. Ce dernier cependant se trouvait avec quelques-uns de ses invités dans l’ancienne salle d’audience, reconvertie pour l’occasion en hall de réception. Ils coupèrent par le jardin qui séparait les deux parties du bâtiment. Les jardiniers étaient encore à l’ouvrage alors que la nuit s’annonçait. Tous saluèrent les deux nobles.

Markus s’arrêta au milieu d’une allée.

 

- Une grande partie de notre famille est déjà là, n’est-ce pas.

- Oui. Seuls manquent à l’appel le vieil oncle Duvner, et les cousins de l’Est, Oyned et Fiona. Pourquoi ?

- Umh. Parce qu’il me semble apercevoir la cousine Adalphia au balcon du premier étage.

 

Il souligna ses paroles d’un geste évasif et Aldonius ne put s’empêcher de lever le nez.

 

- Ma foi, tu as raison. Mais je me demande bien ce que tu trouves à cette vipère arrogante.

- En dehors de son opulente poitrine et de ses yeux de braises, tu veux dire ? Il se fait que nous avons différents centres d’intérêts communs. Après une si longue absence, je m’en voudrais de ne pas aller lui présenter mes hommages.

- N’essaie pas de me faire croire que tu ne t’es pas acoquiné pendant ces deux années.

- Si tu savais ; les gens du monde vivent d’une façon… Après tout cela, un peu de distinction ne m’en sera que plus agréable.

 

Markus connaissait en effet bien la jeune femme aux cheveux auburn et à la moue aristocratique. Son père, le chevalier Landris, gérait un petit domaine aux abords du fleuve. Il n’avait pas d’autre enfant. Mais lui, en tant que troisième fils, devait se poser certaines questions pour assurer son avenir. Ce ne serait pas un titre extrêmement important. Mais c’était mieux que rien. Car la fille du baron Dasst était d’une laideur repoussante. De plus, elle avait un jeune frère.

 

Ils atteignirent finalement la grande salle. Il y eut un moment de silence parmi les présents, alors que Markus Blackthorne s’avançait.

 

- Je te l’avais dit, chuchota Aldonius, personne ne s’attendait à te voir.

 

Puis quelqu’un lança son nom, et tous vinrent saluer le jeune homme dans un joyeux brouhaha.

 

Un noble à la barbe grise, patriarcale, portant une cape de tissu précieux ornée d’un lourd fermoir en or s’approcha :

 

- Le retour du fils prodigue, dit-il.

 

Il avait le même profil régulier que son jeune fils, et la mine sévère. Mais ses yeux brillaient de joie.

 

Markus s’inclina poliment devant le comte Élenthor Blackthorne. Et dans l’ombre de celui-ci, une copie conforme du jeune homme, mais aux longs cheveux noirs.

 

- Père, dit simplement Markus. Lother…,

 

L’héritier salua à son tour le benjamin.

 

- He bien, il semble que ce voyage d’apprentissage ne t’ait pas enseigné la façon de s’annoncer. Un simple sortilège aurait…

- Un simple sortilège ? Mais je peux faire bien plus, frère…

 

C’était la voix de Markus, mais il n’avait pas remué les lèvres. Il le regardait simplement en souriant. Lother était surpris, mais il se rendit compte que la plupart des gens autour de lui partageaient cette stupeur.

 

- Je voulais simplement ménager mon effet, conclut Markus à haute voix.

- J’ai du mal à croire que se tient devant moi le même homme que celui qui peinait à allumer une chandelle il y a deux ans seulement.

 

Aldonius hocha la tête d’un air entendu. Les deux frères s’étaient beaucoup amusés aux dépens du plus jeune.

 

- Et qu’en est-il de ton escrime ?

 

Markus ouvrit les bras avec suffisance.

 

- Libre à toi de t’y frotter, Lother.

 

Instinctivement, un cercle se dessina autour d’eux.

Avec un regard débordant de supériorité pour son frère, Lother tendit la main pour demander une arme. Quelqu’un lui fit passer la sienne.

 

D’un geste d’une lenteur calculée, Markus tira son épée familiale. Elle paraissait courte. Mais en un tournoiement, elle sembla avoir gagné deux empans. Personne ne protesta, les lames enchantées étaient monnaie courante au pays des guerriers sorciers de Malakie.

Lother attaqua en premier, Markus esquiva. En garde haute, il attendit l’assaut suivant. Son aîné visa les jambes, il recula encore. L’attaque vint ensuite de côté. Markus para et enroba la lame de son adversaire, l’entraînant vers le sol. La pointe heurta le dallage. Sans attendre, il mit un pied sur l’arme qui échappa à la main de Lother. Il lui appliqua le bout de sa propre épée sous le menton.

 

Personne ne souffla mot. Une simple poignée de secondes s’était écoulée entre le début et la fin du combat.

Tous regardaient la scène d’un air ébahi. Comment Lother avait-il pu être défait aussi vite ? Markus se rengorgeait, se délectait de leur étonnement.

 

- Fils, applaudit le comte, j’ai du mal à croire ce que je viens de voir. Lother est un des meilleurs duellistes de notre Maison. Ton habileté est bien digne des Blackthorne ! Mais laissons là ces jeux, et viens, raconte-moi ton voyage. Où as-tu appris à te battre ?

 

Durant les deux jours qui suivirent, dans l’attente des derniers convives, Markus reprit ses marques dans le manoir, discuta d’abondance avec son père et bon nombre de vieux amis parmi la famille. La cousine Adalphia se montra fort aise de le savoir de retour. Ils passèrent de longues heures ensemble, lors de balades à cheval ou dans les jardins. Tant et si bien que peu avant l’aube du troisième jour, alors que le soir même les festivités du jubilé commenceraient, l’ombre furtive de Markus Blackthorne se glissa hors de la chambre de la jeune femme pour regagner la sienne. Il ne voulait pas l’embarrasser, et à cette heure, les couloirs étaient encore déserts.

 

Lorsqu’il se leva, plusieurs heures plus tard, il adressa un sourire satisfait à son reflet dans le miroir. Il passa des vêtements frais, et descendit voir ce que le monde lui offrirait en cette belle journée de fête. Il allait rapidement déchanter.

 

Il se rendit compte que quelque chose clochait alors qu’il se dirigeait vers la grande salle. En ce jour entre tous, il aurait dû croiser une foule de serviteurs affairés. Or le manoir était étrangement calme. Il y avait des gardes aux portes de la grande salle. Ils le saluèrent en silence, comme s’ils ne remarquaient pas son regard interrogateur.

Markus pénétra dans la salle et tomba sur une réunion de famille en bonne et due forme. Devant leurs airs à la fois préoccupés et surpris, il eut l’impression d’arriver alors qu’ils parlaient de lui, en mal, cela allait sans dire. Il y avait foule, bien que cela ne suffise pas à remplir la salle. Autour de la table centrale, le comte, ses frères, fils, et neveux. Ils étaient penchés sur différents parchemins. Lother était celui qui avait la mine la plus contrariée.

 

- Que se passe-t-il ? interrogea Markus. Ne me dites pas que c’est la guerre, ajouta-t-il en plaisantant.

 

Il le regretta aussitôt.

 

- Le cousin Gilroy…

 

Markus se souvenait de lui, un blond efféminé ; un bâtard que son père, cousin du comte, avait reconnu car sa femme ne lui donnait que des filles. Markus le méprisait depuis des années. Gilroy le lui rendait en animosité. Il ne savait pas qu’il était dans la place.

 

- … a été retrouvé mort dans sa chambre ce matin.

 

Par respect pour son père, Markus s’obligea à paraître désolé :

 

- C’est une tragédie. Que s’est-il passé ?

 

Alors seulement il remarqua le poignard ensanglanté au milieu des parchemins.

 

- Par les ancêtres ! Qui ?

 

Il était hors de lui. Qui s’était permis de commettre un meurtre dans sa Maison ?!

Beaucoup trop de monde le dévisageait. Ce n’était pas normal.

Lother soupira, le comte s’agitait, mal à l’aise.

 

- La chambre de Gilroy a été fouillée, commença l’héritier. Visiblement son assassin cherchait quelque chose de précis, car nul bien de valeur n’a été emporté. Or notre cousin était venu me parler dès son arrivée au palais ; il voulait que je conserve des documents pour lui, promettant de tout nous expliquer plus tard. Je les ai placés dans un coffre de la salle du trésor. J’ai immédiatement pensé que c’était là l’objet de la convoitise de l’assassin. Je suis allé les quérir ce matin. Et voilà, conclut-il en désignant d’un geste ample les parchemins étalés sur la table.

Markus était de plus en plus sur la défensive :

 

- Qu’est-ce donc ?

 

De là où il était il distinguait déjà différents sceaux qui n’auguraient rien de bon.

 

- La preuve qu’un Blackthorne a pactisé avec des seigneurs d’Elgenval au détriment de sa propre patrie et de sa propre maison. Informations stratégiques, accords économiques et militaires occultes, et j’en passe, le renseigna Aldonius.

 

Le jeune homme sentit son sang se glacer. Il avait bien rencontré des nobles du royaume voisin, bien qu’il n’ait jamais tissé de lien avec eux, mais qui savait comment ces agissements avaient pu être interprétés ? Heureusement, il avait un alibi solide, mais il préférait ne pas mentionner la cousine Adalphia s’il pouvait l’éviter. Il se préparait donc à interroger plus avant son frère quand l’oncle Goldorff, un colosse qui s’était empâté avec l’âge, se leva et brandit son poing ganté dans sa direction :

 

- Alors peux-tu nous expliquer pourquoi une servante vous a entendus, Gilroy et toi, vous quereller vivement dans sa chambre cette nuit ?

 

Le cœur de Markus manqua un battement à cette accusation.

Absurde ! pensa-t-il, réprimant l’envie de foudroyer son oncle dans l’instant.

 

- Comment pouvez-vous m’accuser sur les simples dires d’une domestique ? s’insurgea-t-il. C’est tout bonnement ridicule, je n’ai eu nul contact avec Gilroy depuis mon arrivée ici.

- Lorna, appela l’oncle. Veux-tu répéter à Markus ce que tu as déclaré à cette assemblée ?

 

Une jeune femme dont Markus se rappelait bien apparut entre les nobles. Elle décrivit d’une voix éteinte comment elle avait croisé le seigneur Markus dans le couloir aux environs de minuit, qu’il avait paru contrarié de la voir et lui avait enjoint d’aller se coucher ; comment, ayant oublié quelque trivial chiffon, elle avait néanmoins fait un détour et entendu les seigneurs Markus et Gilroy qui avaient un échange vif, bien qu’elle n’en comprît pas la teneur. Elle n’avait malheureusement pas attendu la fin du débat pour s’éclipser.

Rigoureusement impossible ! Pourquoi ment-elle ? Qui peut avoir intérêt à m’accuser d’un tel crime ?

Une fois l’étonnement dissipé, l’esprit du guerrier-mage envisagea les différentes hypothèses. Néanmoins, il ne pouvait se laisser insulter de la sorte :

 

- Maudite menteuse, dit-il bien trop calmement. Qui te contraint à tenir ce discours ? Parle !

 

La jeune femme se recroquevilla.

 

- Mes excuses, Seigneur. C’est la stricte vérité, répondit-elle d’une voix à présent tremblante.

 

Le comte s’interposa entre son fils et la servante.

 

- Alors, que peux-tu opposer à cela ?

 

Le doute qu’il lut dans ses yeux heurta Markus plus violemment que s’il l’avait frappé.

 

- Père, tout cela est insensé. J’ai passé cette nuit en compagnie de Dame Adalphia.

 

Aux grands maux… Il s’excuserait auprès d’elle plus tard.

 

- Dans ses appartements.

 

Il y eut un murmure, aussitôt interrompu par un cri indigné :

 

- Comment ? Mais c’est totalement faux !

 

Adalphia venait de se lever à son tour, la colère déformait ses traits. Markus ne l’avait pas aperçue en entrant.

 

- Sous-entendre que j’aie pu ouvrir ma couche à ce… ce… J’ai passé la nuit seule, Messires. Et si je l’avais passée en quelque compagnie, ce n’aurait pu être celle de cet individu, ce traître et ce menteur !

- Quoi ? Mais, voyons…

 

Markus pensa d’abord qu’elle tentait de conserver une image de vertu, et qu’elle choisissait bien mal son moment pour ce faire. Mais rapidement il constata que cette colère était trop ardente, trop vive. Elle semblait le détester vraiment. Celui qui avait utilisé la domestique avait tout aussi bien pu se servir d’elle. Peut-être même était-elle complice…

Dans ce cas, il était grillé. Il devait bien pouvoir trouver une trace de sa présence dans la chambre de la jeune noble… Mais apparemment les membres de sa famille s’étaient fait leur idée. Le chant des épées sortant du fourreau retentit.

 

- Puisque vous le prenez ainsi…

 

Markus tira sa lame en prononçant une incantation élémentaire :

 

- Ess Thalarann Hag’nath !

 

Son épée s’embrasa aussitôt. Il tenait une flamme menaçante de plus d’un mètre. Et n’entendait pas s’arrêter en si bon chemin.

 

Il plia la magie à sa volonté, gonflant ses muscles et améliorant ses réflexes. Puis d’un mouvement fluide, alors que ceux qui avançaient fourbissaient leurs défenses mystiques, il saisit une poudre rare dans une pochette à sa ceinture. Il l’égrena devant lui en murmurant :

 

- Dyl’naoss Kehev’lenn tyssarakh Ogg’nah.

 

Les dalles du pavement se soulevèrent dans un bruit d’enfer. Des murs de briques jaillirent du sol, formant dans la grande salle un labyrinthe aux multiples méandres, qui retarderait ses adversaires. Il entendait leurs cris qui l’invectivaient, qui ordonnaient…

Ce sortilège le plaçait dans une position avantageuse, car un seul homme à la fois pouvait se présenter devant lui par l’unique étroite issue du petit espace où il se tenait. Toutefois, il n’avait pas le cœur à décimer sa propre famille. Sans compter que son stratagème ne tiendrait pas longtemps face aux pouvoirs combinés d’autant de chevaliers-mages. Mais il savait quoi faire. Il s’engouffra dans le corridor qu’il venait de créer.

 

Dans son esprit, l’itinéraire brillait avec évidence. Il rencontra deux hommes sur sa route. L’épée de flamme les dissuada de l’attaquer seuls. Il sortit du dédale de poche. Face à lui, dans une alcôve, une statue de femme. Il y avait des alcôves similaires dans toute la grande salle. Mais celle-ci avait un secret : Markus se colla contre elle et appuya sur l’épaule dénudée. Elle se déboîta, et la statue pivota, emportant le jeune homme dans un tunnel que bien peu connaissaient. Elle se trouva aussitôt remplacée par une copie conforme. Il leur faudrait un moment avant de constater qu’elle était un peu moins usée et davantage poussiéreuse. Mais cela lui accordait de précieuses minutes. Le tunnel débouchait sur le chemin de ronde du second étage. Markus lança l’appel mental à son familier. Il sentit le faucon prendre son envol dans les jardins du manoir, et venir vers lui, évitant de justesse une ferronnerie proéminente.

 

Par ses yeux de rapace, il eut une vision précise de l’extérieur. Il se drapa dans un charme d’invisibilité et sortit au soleil. L’alerte ne semblait pas encore avoir été donnée. Il fila en direction de la tour voisine, il lui fallait examiner les appartements d’Adalphia.

Malheureusement pour lui, Percebranche ne put le guider bien longtemps. Il était loin d’être le seul sorcier doté d’une affinité particulière envers un animal. Les couloirs et les jardins grouillèrent bientôt de chats, rats, busards, et autres créatures que les magiciens affectionnaient. Ensuite seulement, les gardes furent mobilisés.

 

Son faucon sagement posé sur l’épaule, Markus entra dans la chambre de sa cousine. Le sortilège qui le dissimulait aux yeux du monde avait pris fin lorsqu’il avait dû forcer la porte.

Le volatile se transporta jusqu’au montant du lit, comme s’il voulait profiter d’une vue d’ensemble.

 

- Tu pourrais m’aider, maugréa le jeune homme en commençant une fouille expéditive de la pièce.

 

Le faucon ne prit pas la peine de répondre.

 

 

Les secondes s’égrenèrent sans qu’il ne puisse mettre la main sur le moindre élément probant. En derniers recours, il utilisa un complexe sortilège de révélation, dans l’espoir qu’il lui permette de percevoir d’éventuelles cachettes magiques. Mais rien.

Par dépit, il s’assit sur le lit encore froissé. Son épée brûlait toujours et il manqua provoquer un incendie. Il se releva vivement, et un parfum étrange lui monta aux narines. L’odeur lui était familière… Il saisit les draps et les renifla.

 

Nymphéa Blanc. Sortilège d’amnésie. Le rituel consistait à brûler une certaine dose de ces fleurs autour d’une personne endormie en psalmodiant une incantation qui devait comprendre tous les éléments que le sorcier entendait modifier dans les souvenirs de la victime. Cette sorte de magie n’avait pas les faveurs des mages martiaux de Malakie. Elle était plus prisée par leurs voisins du sud, les enchanteurs d’Elmaraldie ; ces sorciers décadents qui avaient par trop pactisé avec les Djinns et les entités élémentaires. Qui, au château, avait pu apprendre ce tour ?

 

Lorsque Markus était parti, les échanges entre les deux pays étaient rares, sa seule connaissance – théorique – de la magie elmaride venait de son vieux professeur. La situation ne pouvait pas avoir changé au point qu’un enchanteur se promène en liberté dans les provinces malakes. Il ne voyait qu’une personne susceptible de lui répondre. Et pour ça, il devait gagner le sous-sol où se trouvait la bibliothèque.

Le tumulte qu’il entendait dans le couloir lui annonçait que ce ne serait pas chose aisée…

 

Les gardes brillaient, auréolés qu’ils étaient de leurs boucliers mystiques. Les armures qu’ils portaient étaient superflues, mais au combat, il était bon de pouvoir se reposer sur l’acier quand l’énergie magique se dissipait. Ils espéraient bien, cependant, qu’ils n’auraient pas à en faire l’expérience aujourd’hui. Le fugitif, tout noble qu’il était, ne pourrait leur échapper longtemps. Ils encerclaient le quartier des invités. Le fils du comte n’avait aucune issue.

Une fenêtre du troisième étage vola tout à coup en éclats. Une forme rouge tombait au milieu des débris de verre et de bois. C’était un homme. À la main, il tenait une lame de feu.

 

- Il a sauté ! cria quelqu’un.

 

Tous les gardes filèrent en direction du jardin.

 

Markus Blackthorne faisait face à une fenêtre intacte. Devant lui, un parchemin noirci fumait légèrement. Il conservait ce sortilège d’illusion depuis un moment, avec toute une série d’autres, inscrits sur des vélins spécialement traités pour recevoir la langue complexe des arcanes. Il n’en était pas l’auteur, certes, mais ça ne l’empêchait pas de pouvoir façonner les sortilèges qui y étaient figés, en attente d’être relâchés. Les sorts complexes coûtaient une petite fortune, et il avait bien l’intention de se faire rembourser celui-là. En attendant, il se dirigea d’un pas mesuré vers l’escalier secondaire, en colimaçon, qui le conduirait jusqu’aux niveaux les plus bas du manoir.

 

Il poussa la lourde porte de la bibliothèque, qui grinça doucement. L’air sentait le vieux parchemin, l’encre, et la cire. La salle, d’une taille respectable pour une cave, au plafond voûté, était garnie de rayonnages où s’entassaient rouleaux et volumes divers. Des lanternes sans flamme éclairaient le tout.

 

- Maître Nale ? hasarda Markus.

 

Il n’obtint pas de réponse. Le vieil homme ne devait plus avoir l’ouïe très fine.

Devant le silence qui régnait, Markus décida d’entrer. Il découvrit rapidement son ancien professeur. Allongé sur le sol, au milieu d’une mare écarlate. Il se précipita, en vain. Il retourna le corps et aperçut la dague qui gisait près de lui. Il retint un juron inspiré par la frustration plutôt que par le chagrin.

 

- Non ! cria quelqu’un.

 

Markus releva les yeux. Aldonius se tenait devant lui.

 

- Qu’as-tu fait ? Notre maître, pourquoi ?

- Comme c’est commode, cher frère, répondit Markus, cynique. Tu apparais à l’instant critique, pour me trouver, l’arme à la main, à côté du cadavre de Nale. Et rideau.

 

Il se releva lentement. Aldonius pointa vers lui son épée :

 

- Ne bouge pas, Markus. Tu seras jugé pour tes crimes.

 

Le sang du jeune homme ne fit qu’un tour.

 

- Mes crimes ?! Par les ancêtres, plutôt tremper le blason des Blackthorne dans le sang que de vous laisser me discréditer ! Asshar’akk !

 

Il avait vivement croisé les poignets au-dessus de sa tête avant de les abattre devant lui, projetant une onde de choc azur sur son frère.

Cette fois, le second fils d’Élenthor ne réagit pas assez vite. Le coup initial lui coupa le souffle et le souleva de terre, l’envoyant contre le mur. Il heurta la pierre violemment et s’assomma. Avant de quitter la bibliothèque, Markus lui adressa un dernier regard de dédain, et ralluma la flamme de son épée.

 

Pourtant quelque chose retint son attention. La main gauche du défunt était crispée contre sa poitrine. Elle était couverte de sang, ce côté du corps s’étant trouvé contre le sol avant qu’il ne le retourne. Il se pencha à nouveau sur Nale et écarta les doigts. Ce qu’il y identifia acheva d’attiser sa colère. Le fermoir de cape où figuraient les armes de la famille, agrémenté du Lambel, cette brisure qui était le propre… du fils aîné.

 

- On dirait que je n’ai pas cogné le bon frère… commenta simplement Markus, étrangement calme.

 

- Là ! Le faucon ! criait Lother depuis la plus haute terrasse du manoir.

 

Percebranche filait droit vers l’Est, bientôt suivi par tous les corbeaux et autres familiers volants de la Maison.

 

- Où se cache ce misérable ? vociféra l’oncle Goldorff à l’adresse des autres élites rassemblées là.

- Le misérable est juste devant vous, dit une voix désincarnée. Quant à moi, je suis ici.

 

Les sortilèges de dissipation plurent sur la plateforme et Markus apparut, adossé au mur.

 

- Lassé de fuir, mon frère se rend ? pérora Lother.

- Ton frère exige de savoir ce que faisait ceci dans les mains de feu Maître Nale.

 

Il montra le fermoir à l’assemblée. Et Lother porta bêtement la main à son col. Geste qui n’échappa qu’à quelques distraits.

 

- Que comptais-tu faire quand les effets du rituel subi par Adalphia s’estomperaient ? La tuer elle aussi ?

- Lother ? Que veut-il dire ? demanda Élenthor.

 

Le fils aîné ricana :

 

- Évidemment. Dès le premier signe d’espoir, sa seigneurie s’accroche à son fils préféré. Et au diable les preuves. J’ai sous-estimé votre aveuglement, père.

 

Devant la mine étonnée du vieil homme, Lother poursuivit :

 

- Ne faites pas l’innocent. Nous avons tous vu comme vos yeux brillaient en se posant sur lui, comme votre fierté était luisante. Pendant des années, Aldonius et moi avons travaillé et étudié pour nous montrer dignes de notre rang. Et lui ! Lui, il disparaît pendant deux années, et revient, fort de je ne sais quelle expérience acquise sur les routes, à courir la gueuse et à chasser les créatures des marais, et vous l’encensez. Il devient le centre de toutes les attentions. Avez-vous oublié à quel point ses médiocres talents lui valaient votre déception ? Nous avons appris à commander et à administrer un comté, mais vous admirez à ce point la force que vous voilà tout prêt à bouleverser l’ordre établi à son profit. Je ne pouvais l’accepter, père.

- J’ai peur de comprendre, émit Goldorff d’une voix funèbre.

- Assez ! Aucun d’entre vous ne voudrait voir ce vermisseau aux rênes de notre Maison. J’ai simplement eu l’audace d’agir, là où vous vous laissiez endormir par ses prouesses.

 

Markus soupira.

 

- Tu t’es condamné toi-même, Lother. Je respecte nos traditions et je n’ai jamais eu l’intention de briguer la place d’un de mes pairs. Celui qui est aveuglé, c’est toi. Par la jalousie et l’orgueil. J’en porte une part de responsabilité. Je n’aurais pas dû te donner une telle leçon l’autre jour. Tous ces complots et ces stratagèmes pour en finir comme ça ; si personne ne t’exécute, la honte t’emportera. Tu as sali notre nom. Je n’ai plus rien à te dire.

 

Il jeta le fermoir métallique aux pieds de l’homme qui était autrefois son frère et quitta la terrasse dans un silence de mort.

 

Décidément, le retour au pays n’était pas aussi plaisant qu’il l’avait envisagé…

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13 août 2010 5 13 /08 /août /2010 01:46

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Mon cher Oncle,

 

Ce n'est pas sans une émotion certaine que je me tourne vers toi alors que la vie me demande de faire un choix engageant mon avenir tout entier. Rassure-toi, il ne s'agit pas de te demander de l'argent. J'espère seulement un conseil en soumettant à ta sagacité une problématique existentielle dont je ne parviens pas à bout tout seul. Je viens de prendre conscience que jour après jour, je m'étais laissé enfermer par le quotidien. Pourtant, j'ai cru être libre en m'adonnant au bénévolat. Mais j'ai pris conscience de la gratuité de l'acte gratuit. À présent c'est fini : du passé je veux faire table rase comme dit la chanson. Tu vois que je suis dans une excellente disposition d'esprit.

 

Si je m'adresse à toi cette fois encore, c'est parce que tu es le seul de la famille à avoir reconnu en moi quelque valeur. Tu as la bonté de me gratifier de l'héroïque sobriquet de "pionnier" dans le texte de la gentille carte postale que tu m'as envoyée du Costa Rica. Bien sûr, je ne peux m'empêcher d'envisager avec un peu d'aigreur le regard ironique que tu peux légitimement porter sur mes chaotiques aventures (on n'en reparle pas, d'accord ?). Mais il me semble que tu es presque sérieux lorsque tu dis "pionnier", bien que tu éprouves le besoin de le préciser lourdement (je te cite mot à mot : "Tu es un véritable pionnier. Je ne plaisante pas, je le pense vraiment"). Puisque nous sommes dans les confidences, je pense comme toi. Je crois bel et bien être toujours trop en avance. Loin de l'envisager comme un défaut, je persiste à penser que c'est au contraire ma plus grande force. C'est elle que je dois utiliser pour me désincarcérer du machinal.

 

Avant d'entrer dans le vif du sujet, il peut être utile que tu connaisses les grands axes qui ont guidé mes pensées et mes actes jusqu'ici. Nous n'avons pas souvent parlé de cela. L'idée de départ c'est que, petit bourgeois de naissance, je me devais de transcender cette origine vulgaire par une existence hors du commun. Mon combat, qui était alors dans l'air du temps, c'était de parvenir à démocratiquement entraîner derrière moi l'ensemble du prolétariat pour faire accéder chaque travailleur à ce statut d'être exceptionnel. Je le concède avec le recul, c'était parfaitement contradictoire. Pourtant j'ai toujours trouvé des volontaires sur la base simple de cette plateforme subversive. Tu sais combien de folles entreprises j'ai soutenues, aidées, parfois dirigées ! J'étais soutenu dans mes théories comme dans ma pratique par le droit à la contradiction cher à Nietzsche. Je ne crois pas déjà t'en avoir parlé, mais lorsque j'étais en terminale, j'ai plus ou moins été violé par ma prof de philo, une remplaçante. Elle était nietzschéenne. Cela m'a beaucoup aidé. J'ai découvert que Nietzsche est né un 15 octobre, comme moi, et que partant nous étions tous les deux du signe de la balance. Ça m'a donné confiance. J'ai fait mienne la fière devise inscrite au dos de l'édition de poche de "Ainsi parlait Zarathoustra" : "Il faut beaucoup de chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse". Tu vois que je n'ai pas des références bidons. Mon Oncle, tu n'as qu'un an de plus que moi et tu as connu les années de créativité et d'intelligence révolutionnaires. Qu'est-ce qu'on a pu faire comme conneries et rigoler grâce à notre idéal !

 

Passons.

 

Je continue sur les traces de mon parcours intellectuel. Après avoir raté l'heure du BAC deux ans de suite, c'est étrange à dire, mais je n'ai eu aucune difficulté à entrer comme concepteur rédacteur publicitaire dans une petite agence. En revanche, et au nom de la rhétorique, il aurait fallu faire le deuil de la dialectique pour pouvoir durer. Je n'ai jamais pu l'accepter, comprends-tu mon Oncle ; jamais ! J'ai quand même réussi à tenir assez longtemps pour avoir droit au chômage. Après je me suis spécialisé dans les petits boulots sans spécialité. Mais, aujourd'hui, je dois reconnaître que j'ai de plus en plus de mal à me situer. Je me sens prisonnier. Et pourtant comme dans le poème : "J'étais insoucieux de tous les équipages"… Je me permets de citer Rimbaud car je n'ai pas trouvé comment le dire mieux que lui. J'ai tout envisagé : l'agriculture bio, fonctionnaire territorial, l'humanitaire, le commerce équitable, Que Choisir… Les idéaux actuels me conviennent mal. Je ne parviens pas à retrouver l'exaltation libre de mes jeunes années.

 

J'ai toujours secrètement admiré la voie que tu as su emprunter. Car si j'étais libre dès mon plus jeune âge, tu étais, toi, enfermé. Enfermé dans ta famille catho, dans tes révisions d'examens, etc. Et dire qu'aujourd'hui c'est l'inverse !

 

Tu t'es évadé, n'est-ce pas ? Comment as-tu fais ?

 

Comment as-tu pu devenir conseiller financier toi qui sais à peine compter, comment ? Est-ce parce qu'à l'époque où on fumait des pétards tu t'es intéressé au bouddhisme zen? As-tu eu une révélation à ce moment-là qui t'a amené à "l'Éveil" ? Donc, et tu l'auras maintenant compris, c'est plus encore à l'alchimiste, au chaman, qu'à l'Oncle, que je m'adresse. Tu sais, depuis la mort de Papa, je me sens orphelin. Souviens-toi que tu es aussi mon parrain.

 

Mais j'en viens au fait : j'ai trouvé deux possibilités d'avenir susceptibles de me libérer. Allez, je me lance : j'expose mes deux hypothèses qui sont en fait deux métiers bien distincts.

 

Le premier auquel j'ai songé c'est psychanalyste. Je me placerai évidemment dans une optique a-curative et dans une posture constructive. J'entends par a-curatif que le but de mes accompagnements thérapeutiques n'aurait pas pour objet de réparer une destruction mentale constatée chez mes patients. J'entends donc laisser le curatif aux psychiatres. Pas question non plus de thérapie palliative - le marché est déjà très encombré - mais bien d'une thérapie résolument axée vers l'amélioration de l'individu sain d'esprit et de corps. Cette branche spécifique de la psychanalyse serait en effet destinée à la construction dans l'inconscient du patient d'une sorte de surhomme invisible capable de manipuler lui-même son surmoi. Je ne m'éloigne pas tellement des théories de Nietzsche en fait. Bon, je ne m'étale pas trop sur l'aspect théorique car je sais que ta brillante intelligence te permet d'entrevoir toutes les potentialités nouvelles d'une telle pratique. C'est une activité peu fatigante du point de vue physique, ce qui correspond parfaitement à mes capacités actuelles. Elle ne nécessite qu'un investissement financier réduit : un canapé, un fauteuil, quelques cahiers de brouillon et quelques crayons. J'ai déjà tout ce qu'il faut, sauf le canapé. Mais je le trouverai aisément en chinant chez les brocanteurs. Je sais de source sûre que les émoluments sont substantiels.

 

Le deuxième métier qui pourrait m'attirer c'est intellectuel. Ça me plairait vraiment aussi. Le plus simple pour moi je crois, ce serait de tenter de devenir l'auteur d'un seul livre qui ferait qu'on me reconnaîtrait d'emblée comme intellectuel : un homme à la pensée obscure. Quelque chose dans le genre du "Ulysse" de Joyce, ou encore "À la recherche du temps perdu" de Proust. Tu vois le genre. Je crois que je pourrais simplement transcrire le plus fidèlement possible tout ou partie de ces cahiers que j'ai noircis à une vitesse vertigineuse lors de mon séjour à la clinique. Car tu ne le sais peut-être pas mais j'ai fait un épisode d'hypertension (après que Jeannette soit partie vivre au Canada avec les enfants) qui m'a obligé à prendre trois semaines dans une maison de repos. Comme Baudelaire, on m'a drogué. J'ai été à ce moment-là littéralement habité par une "scriptorrhée" qui m'a permis d'écrire plus de cinq milles pages sur des cahiers Clairefontaine 17x22 quadrillés 5x5. J'ai vidé des dizaines de stylos Bic jaunes à encre bleue (pointe tungstène ultra fine). J'écrivais très serré, en partant de tout en haut à gauche de la page, sans interlignage ni marge, et je parvenais sans peine à emplir un cahier entier de 192 pages en deux ou trois jours. Le débit s'est peu à peu ralenti et le flot d'encre s'est tari un peu avant la fin du 25e cahier. Tout est dans une boîte rouge. Une production dont l'intensité et la densité sont indéniables, et ce en quantité phénoménale ; même si l'on doit se résoudre à retrancher quelques passages. Ce ne sera peut-être même pas nécessaire. Il paraît que Joyce pour son "Ulysse" , n'a pas supprimé grand chose des notes qu'il prenait sans cesse sur de petits carnets et qu'il s'est contenté de les mettre bout à bout. J'ai une idée de titre : "Libération". Il faudra employer les services d'une claviste-correctrice chevronnée pour faire émerger le texte. J'ai parfois un peu de mal à me relire. Il n'en reste pas moins que l'œuvre est posée. Reste à trouver un éditeur et après c'est l'autoroute. Tu m'aiderais ? Pour être franc, je ne m'attends pas à gagner des mille et des cents avec ça. On parle beaucoup des écrivains intellectuels mais peu de gens vont jusqu'à acheter les livres et, à part quelques vieilles dames, personne ne les lit, à mon avis. Le seul frein, c'est la peur agoraphobe que j'éprouve à l'idée de devenir célèbre. Mais je pourrai prendre des cours de théâtre à la MJC. Il paraît que ça aide beaucoup.

 

Psychanalyste ou intellectuel ? Intellectuel ou psychanalyste ? Pour t'aider à me conseiller, car je t'entends déjà sourire de mes hésitations, je tiens à te préciser que j'ai beaucoup réfléchi à ces deux possibilités. Bien entendu, je pourrais envisager d'être à la fois psychanalyste et intellectuel, d'autres l'ont fait avant moi. Mais il me semble qu'il serait préférable de ne pas placer la barre trop haut. Et puis ce serait céder à la facilité que de choisir de ne pas choisir.

 

Je dois maintenant te laisser car nous avons monté avec des copains une "Université Libre de Tautologie" (association loi de 1901). Nous œuvrons parallèlement pour la persistance culturelle de l'échange d'idées dans les bistrots. C'est très important car peu à peu, les cafés disparaissent. Je t'en parlerai un autre jour.

 

Sinon, pour ce qui est de mon boulot à la Poste, ça me dépanne. Je te remercie de m'avoir présenté ton copain de lycée qui t'a retrouvé grâce à internet. Il vient de rater le concours pour passer en 2e catégorie. Il reste chef du bureau des distributions quand même (pour toute la circonscription) mais il n'aura pas d'augmentation de salaire.

 

Prends ton temps pour répondre. Je ne ferai rien sans avoir ton avis au préalable.

 

Je t'embrasse très fort, ton neveu affectueux,

 

Franz

 

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